De l’illusion à la clairvoyance, prévenir le désenchantement du travailleur humanitaire(1)

Les illusions: Mythes et croyances

La désillusion, par définition, c’est la perte des illusions. Ça veut donc bien dire que pour « déchanter »il faut avoir au préalable nourri un certain nombre de croyances biaisées ou en décalage par rapport à la réalité qu’on perçoit à postériori.

Depuis ses origines, le secteur humanitaire fascine aussi bien le grand public que ceux, de plus en plus nombreux, qu’il séduit en s’imposant à eux comme une vocation. De l’Occident, loin des terrains sinistrés où il intervient, il est aisé de nourrir toutes sortes de fantasmes à l’égard du travailleur humanitaire, l’imaginant tantôt sauver des vies, distribuer des sacs de riz ou encore se promener dans un camp de réfugiés serrant les mains d’enfants en guenilles… Si le trait est intentionnellement grossier, ici, c’est bien pour démontrer que les interventions humanitaires sont encore, dans l’imaginaire collectif, perçues au travers de clichés constitutifs d’une vision mythifiée du « terrain », très certainement alimentée par la manière dont les médias, autre témoin des crises humanitaires, les relaient. Selon le prisme qu’ils servent qui tend principalement à faire pleurer dans les chaumières, au risque de désinformer, c’est très majoritairement l’émotion qui prime, au détriment de l’analyse. “L’iconographie humanitaire” (1) est donc façonnée par l’affect qu’elle provoque et qu’elle nourrit en retour, comme une image d’Épinal qui tend à faire voir un monde meilleur où l’homme secourt son prochain.

S’il y a donc de nombreux mythes qui consacrent l’acteur (2) humanitaire dans son environnement, comme un héros des temps modernes, vaillant défenseur des nécessiteux n’hésitant pas à braver les dangers pour vivre en adéquation avec ses valeurs, il y a une tendance — pas forcément délibérée- des travailleurs et des organisations elles-mêmes à les entretenir et à participer, plus ou moins malgré eux à cette « glorification ».

Il y a en effet une surreprésentation de l’action humanitaire du fait que les opérations soient condamnées à devoir impérativement se montrer pour répondre de leur nécessité, justifier leur raison d’être, lever des fonds, rassurer sur l’éthique des interventions et rendre des comptes quant à comment l’argent des donateurs est dépensé…

Il y a ensuite une sorte d’apologie quant à la manière dont les humanitaires s’investissent selon une vision sacerdotale de ce que doit être leur enrôlement sur le terrain, soit un dévouement absolu de leur temps, de leur personne, qui consiste à « s’engager » entièrement sinon rien, en plus de faire le choix d’une vie entièrement dédiée à la cause, impliquant le sacrifice d’une existence « normale » ou confortable qui peut rebuter autant les jeunes humanitaires qu’elle fait se questionner « les anciens ».

Erwan Queinnec parle de la connotation « laudative » du mot humanitaire (3) qui s’applique aussi bien à son lexique. Comme on partait au front, l’humanitaire part courageusement sur le terrainanimé par un sens des responsabilités exacerbé quant au sort de son prochain. Dauvin & Siméant affirment que l’on cultive l’image du héros qui se sacrifie, « provoquant la fierté des mères » pour « faire de sa vie un roman » en « renvoyant ses pairs à la banalité d’une existence grise sans âme et anomique… » (4). Il y a donc bien à l’origine une tendance à mettre en valeur son engagement et ce choix de vie et à en tirer une certaine gloire bien qu’avec l’expérience, les travailleurs s’en défendent, tendant plutôt vers la démystification…


« Faut que je bosse juste, j’suis pas l’Abbé Pierre, j’ai pas ce truc qui me porte d’aider les autres, “aide-toi toi-même”, déjà. Y a du sens, y a toujours du sens mais ça a jamais été ma motivation première. »

Il y a outre cela, un décalage désormais avéré entre le fonctionnement associatif qui a longtemps été celui des ONG et la nouvelle réalité de terrain qui est aussi sans nul doute à l’origine d’un certain nombre de désillusions. Aujourd’hui, l’évolution du secteur est frappée par une mercantilisation de l’aide, on parle désormais de charity business, et on assiste à une privatisation des organisations, désormais en compétition sur « le marché de l’humanitaire ». Cette nouvelle réalité malmène les valeurs à l’origine de l’engagement des travailleurs humanitaires et les place dans une sorte de conflit permanent entre celles-ci, la question du sens derrière la finalité des interventions primordiale pour le maintien de leur motivation et les compromis quotidiens avec lesquels ils doivent désormais pourtant composer…

« Avant d’y être, je pense que j’avais quand même une image un peu plus fantasmée, avec plus de travail sur le terrain, plus de contacts directs avec les bénéficiaires… Y a une image très fantasmée de la part de la société. Y a encore l’image du sans frontiérisme des années 80 qui transparait dans le discours, quelque chose de plus opérationnel, les gens n’ont pas pris conscience que y avait beaucoup d’acteurs qui étaient entrés dans la danse ces dix, vingt dernières années et que c’était devenu un milieu à part entière avec beaucoup de travail de bureau tout simplement. Je peux avoir une discussion avec des gens qui font du business et on peut avoir le même vocabulaire… Après, j’essaye pas non plus de dénaturer complètement ce qui est le sens derrière, à la fin, c’est de la mise en place de projets qui sont destinés aux bénéficiaires, et moi, j’hésite pas à me le rappeler comme un Motto quand je fais trop de travail de bureau… À la fin c’est toujours au bénéfice d’une personne qui est en situation précaire… »

En termes de gestion des ressources humaines, la privatisation du secteur a eu pour conséquence la professionnalisation du personnel humanitaire : les organisations ne recrutent plus les profils «baroudeurs » comme par le passé (5) et l’on voit émerger de plus en plus de vocations.

Malgré ce besoin évident de professionnalisme (à opposer à moins « d’amateurisme » ou de simple bonne volonté), la professionnalisation et la salarisation qui en découlent ont longtemps fait débat au sein même de l’espace humanitaire moderne. Ce qui semble avoir questionné les « anciens », c’est la manière dont les nouvelles générations d’humanitaires abordent leur entrée et leur évolution dans le secteur, venant davantage récolter les bénéfices d’une carrière (prestige d’un parcours à l’international et souhait d’évolution rapide vers des postes à responsabilité) plutôt que de nourrir la satisfaction à travailler « pour la cause » (6). En vérité, ce débat n’a eu d’autre fondement que son lien à l’Histoire de l’Humanitaire français et le sans-frontiérisme qui déployait des médecins sur les crises humanitaires dont c’était l’occupation secondaire (7). On notera que ce sont principalement les structures françaises qui se réclament de ce mouvement qui ont résisté à la systématisation du salariat. Et il convient d’ajouter qu’il s’agit d’un débat purement franco-français, les ONG anglo-saxonnes ou scandinaves étant réputées pour avoir mis en place des politiques de rémunération généreuses rivalisant clairement avec les pratiques du secteur privé, n’hésitant pas à valoriser cela comme une rétribution des risques encourus et des compétences démontrées. Car le don de soi n’est pas moins absolu chez les salariésLa rémunération vient donc simplement (ré)compenser le surinvestissement mais n’est clairement pas une motivation en soi.

Derrière les motivations que l’on questionne, il semble que ce soit en réalité, l’idée que l’on fasse désormais carrière dans l’humanitaire qui dérange, et les ONG elles-mêmes observent une attitude paradoxale quant à cette question : si les pratiques RH se sont améliorées (8), on peine à voir émerger de vraies politiques de gestion de carrière en interne, autre que le principe de mérite qui consiste à offrir des missions « cocotiers » (9) aux plus anciens ayant déjà été éprouvés sur les terrains difficiles. Faire des choix par soi-même, c’est d’ailleurs, pour le travailleur humanitaire, prendre le risque d’être perçu soit comme « un mercenaire de l’humanitaire » (vouloir opérer uniquement sur des contextes difficiles), soit comme « un touriste » (privilégier les contextes dits « faciles »)(10).

N’est-ce pas là, le vrai propos ? Il semble que tout soit fait pour qu’on ne fasse qu’y passer, comme si le secteur faisait son propre aveu d’échec quant à sa capacité à préserver « la foi » et l’enchantement des employés dans la durée. Est-ce que cela sous-entend que faire carrière dans l’humanitaire, c’est systématiquement progressivement renoncer à l’enthousiasme des premiers jours et alors, s’essouffler à long terme et rester pour de mauvaises raisons ? N’y a t-il pas un équilibre à trouver entre la professionnalisation et un projet de carrière d’une part, et l’engagement en dilettante et sporadique du volontaire? Il semble que derrière ce débat autour de la question du salariat, on ait longtemps voulu entretenir le mythe de l’action humanitaire comme étant une activité extraordinaire qui perdrait de son prestige dès lors qu’elle serait monnayée. On voit bien qu’il y a eu une tendance à perpétuer et préserver l’image mythique et glorieuse de l’humanitaire d’antan…

Ainsi, toutes ces spécificités de la “culture d’entreprise” au sein des ONG et les contradictions d’un secteur qui peine à faire s’ajuster les mentalités avec une nouvelle réalité de terrain contribuent grandement à nourrir les illusions de ceux qui rejoignent ses rangs.

À suivre…


(1) Voir l’entretien avec Pierre Micheletti et Bruno-Georges David, dans Alternatives Humanitaires, novembre 2018

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