De l’illusion à la clairvoyance, prévenir le désenchantement du travailleur humanitaire (6)

Le désenchantement des humanitaires chevronnés

Parlons à présent de ceux qui ont intégré le secteur humanitaire il y a un certain nombre d’années, ayant vécu et éprouvé sa transformation de l’intérieur.

En France, les années 90 ont vu naître un certain nombre d’ONG qui sont intervenues modestement avec  « les moyens du bord » pendant deux décennies. Pour ceux qui ont connu ces années-là, celles-ci incarnent un certain âge d’or de l’humanitaire : les organisations fondées sur un modèle associatif, opéraient à taille humaine dans une atmosphère “familiale” où chacun pouvait être apprécié en tant qu’individu contribuant au tout et reconnu pour sa valeur ajoutée. On est loin de la sensation d’être désormais un numéro de dossier quand on déambule dans les locaux du siège de l’employeur, se perdant dans les méandres d’un rouage désormais aussi automatisé qu’anonyme ou comment la professionnalisation du secteur semble avoir eu raison de la gestion de l’humain jadis tant appréciée

Il en est de même sur le terrain : de nos jours, la « machinerie humanitaire 2.0 » se déploie à travers un dispositif complexe, usant de moyens logistiques et technologiques à la pointe où certains « seniors » peuvent là aussi avoir du mal à se retrouver, nostalgiques d’un temps où l’humanitaire était moins tapageur, plus « bricoleur», et surtout plus isolé… L’action se déroulait alors, loin de tout en plus grande autonomie et surtout, en plus grande discrétion. Aujourd’hui, elle se relaie presque en direct sur les réseaux sociaux qui permettent une illusion de proximité, les services Communication des ONG cherchant ainsi à créer un « un espace de relation virtuelle entre les acteurs et le reste du monde, pour ainsi transformer le donateur en donacteur » (1).

Sur la question des moyens, Rony Brauman parle du risque de s’enfermer dans une bulle créée par un environnement technologique artificiel en rupture avec l’environnement, rendant les « équipes littéralement captives de leur propre dispositif logistique »  (2). À cela, il ajoute que la gestion du dispositif « finit rapidement par occuper plus de place que l’action elle-même » (3). Et comme le paysage humanitaire a vu les acteurs de terrain pulluler et se diversifier, cela a requis la mise en place de mécanismes de coordination complexes: ainsi, encore une fois, les exigences de bonne gouvernance, de transparence et de redevabilité amènent à une constante « démarche qualité » dans le souci d’attester de la bonne gestion des fonds et de l’efficacité de l’aide délivrée. Le travailleur humanitaire en vient à se dédoubler, il passe quasiment autant de temps -si ce n’est davantage- à se coordonner, à produire des rapports, à rendre des comptes, à décrire ou commenter l’action en somme qu’il ne lui en reste à dédier à l’action elle-même

Si nombreuses ONG tentent de privilégier l’action à sa justification, on voit qu’elles sont tout de même condamnées à préserver leurs propres intérêts au détriment de leur raison d’être et de leur mandat parfois, contraintes de chercher  « l’opportunité́ financière » (pour celles qui dépendent des bailleurs et dont je parle ici). Ces données qui caractérisent le nouvel espace humanitaire participent à la perte de sens éprouvée par les humanitaires sur le terrain. Dauvin & Siméant parlent « d’ajustement » et de « compromis » comme «constantes des programmes humanitaires » (« gaspillage de matériels, renoncer à dénoncer certaines injustices, s’accommoder avec les fonctionnements locaux ») (4), la désillusion survenant aussi face à ce qui s’avère être la réalité d’un travail humanitaire plus administratif, plus procédurier, dans un secteur désormais plus “déshumanisé”, plus bureaucratique et protocolaire.

C’est donc à un conflit idéologique à l’égard de la logique de marché que les humanitaires sont confrontés, profondément bousculés dans les valeurs qu’ils ont tant eu à cœur de défendre.

Ici aussi, le mécanisme de désenchantement s’enclenche selon une équation claire : le niveau de performance à fournir + l’oubli de soi+ la nostalgie de l’humanitaire d’antan pour ceux qui l’ont connu+ la pertinence de l’action parfois remise en question+ les valeurs bousculées= Perte de sens et démotivation.

Pourtant, n’y aurait -t-il pas une manière d’évoluer sur le terrain « en conscience » avant d’en arriver là? Comment préserver l’enthousiasme dans ce nouvel espace humanitaire?

Là aussi, il convient à chacun de se prendre en main et comme déjà évoqué, ne pas s’en remettre à l’organisation pour la gestion de sa carrière. L’aptitude à questionner ses motivations doit exister tout au long de son parcours. Entre rythme de travail effréné et impossible conciliation d’une vie personnelle avec des responsabilités de terrain, d’aucuns se voient condamnés à choisir des postes en capitale ou au siège pour faire le choix d’une vie de famille (regrettant souvent par la suite la dose d’adrénaline quotidienne que leur offraient leurs anciennes affectations). Mais quid des autres? Est-on encore en train de partir pour des bonnes ou pour des mauvaises raisons? Il faut savoir se poser la question

Il faut aussi pouvoir délimiter des frontières mêmes infimes ou symboliques entre soi et l’environnement. En notre être profond siège un nombre incalculable de ressources qu’il ne faut pas user et épuiser en se laissant porté par la vie en mode pilotage automatique… Il convient au contraire de les connaître, de les nourrir, de les affûter et d’en prendre soin. Pouvoir faire ces allers-retours entre soi et le monde autour est plus que nécessaire à notre équilibre et à notre épanouissement. Chacun a le droit et le devoir de dresser des « barrières » entre soi et l’extérieur, non plus seulement représentées par les murs qui séparent (ou non) les lieux d’existence mais par l’empêchement d’une « hyperdisponibilité » mentale qui épuise progressivement nos ressources à notre insu. Et s’il est certes inconcevable de se rendre totalement indisponible face aux urgences qui sont le lot « du terrain», il incombe à chacun de cerner ses propres limites et voir comment les faire respecter.

Car une fois que des frontières ont été délimitées, on peut alors « cultiver son jardin intérieur », un espace pour soi où l’on se reconnecte à soi sans totalement « s’abandonner ». Parce qu’avant de vouloir satisfaire les besoins des autres et pour pouvoir le faire dans la durée, il faut pouvoir satisfaire les siens, et c’est bien là qu’une bonne partie des « aidants » échouent.

Il faut pouvoir questionner le système de croyances sur laquelle repose le fort sentiment de sa nécessité, ce poids qui pèse lourd dans la survenue du burnout lorsqu’on parle de l’obligation de résultats. Se poser les questions suivantes aidera à porter un regard plus « objectif » sur son environnement, moins passionné, plus clairvoyant: comment accepter de faire le maximum dans la mesure de ses moyens sans espérer faire des miracles pour autant ? Comment accepter de faire le minimum parfois quand on y est contraints sans pour autant se croire devenir un fonctionnaire ou se sentir redevable vis-à-vis des bénéficiaires ? Pense-t-on qu’il nous incombe de sauver le monde ou peut-on accepter en toute humilité d’avoir un impact relatif ?

Barthold De Bierens De Haan définit le burn-out en ces termes : « loin d’être une question de surcroit de travail, le burn-out ou syndrome d’épuisement professionnel est associé au sentiment de ne pas avoir atteint ses buts selon des normes intérieures, sans cesse remises en question, ou alors si élevées qu’elles sont impossibles à atteindre » (5). Il s’agit donc bien d’un sentiment, celui de ne pas pouvoir donner satisfaction quant à des objectifs hors d’atteinte qu’ils aient été fixés par l’individu lui-même ou par la hiérarchie. Avoir des objectifs réalistes et questionner la perception que l’on entretient quant à ses capacités et les ressources dont on dispose pour y répondre, nous préviendra d’en arriver jusque-là. Il est nécessaire de se concentrer sur ce que l’on peut accomplir à son échelle, la motivation n’en sera que décuplée.

Car si pour beaucoup, la cause ou la finalité de l’action est bien la raison d’être de l’enthousiasme à l’origine de ce bel élan, pour ne pas lui nuire dans la durée, elle doit nourrir l’engagement avec clairvoyance, et non pas pousser à l’aveuglement au nom de grands idéaux ou par l’injonction d’avoir des choses à se prouver…

À suivre.


[1] Queinnec E & Igalens J, Les organisations non gouvernementales et le management, Vuibert, 2004

[2] Brauman R, Humanitaire, le dilemme. Entretien avec Petit P, p 53

[3] Ibid, p53

[4] Dauvin P & Siméant J, le Travail humanitaire, p 235

[5] Bierens De Haan B, Sauveteurs de l’impossible, un engagement à haut risque, Belin, 2005, p 165

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