De l’illusion à la clairvoyance, prévenir le désenchantement du travailleur humanitaire (2)

 

Focus sur la culture du secteur: QVT, Kesako?

Dans un rapport produit par L’ANACT (L’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail), la QVT est définie comme l’ensemble des « conditions dans lesquelles les salariés exercent leur travail et leur capacité à s’exprimer et à agir sur le contenu de celui-ci » (1). Selon ce même rapport, une implication épanouie dans le travail par les salariés dépend de plusieurs facteurs tels que:  les conditions de travail (l’environnement, les opportunités de développement, l’équité, les « avantages » liés au transport, à la santé, etc.), la capacité à s’exprimer et à agir (relation managériale, dialogue social, consultation participative) et le contenu du travail (autonomie, valeurs, sens, compétences développées).
 
 

Compte tenu de la place que prend la question de la souffrance au travail et des risques de burn-out dans le secteur humanitaire, ces nouvelles bonnes pratiques d’amélioration de la qualité de vie au travail désormais en place dans le secteur privé inspirent les ONG: on commence ici et là à entendre parler de “Staffcare” et de “welfare” (2), termes empruntés à nos collègues anglo-saxons un peu plus avancés sur ces questions…

Comme il semble paradoxal de prime abord, d’employer le terme « souffrance » lorsque le travail en lui-même consiste à côtoyer celle des populations victimes de crises humanitaires, il y a, pour cette raison une culture admise de l’oubli de soi qui encourage les travailleurs humanitaires à accepter des conditions de travail difficiles au nom de  « la cause ». De la même manière, les récalcitrants au salariat se riront bien d’entendre parler de « QVT » à l’échelle des missions ; comme si parler de bien-être au travail semblait si indécent qu’il soit communément acquis de devoir se résigner face au mal-être occasionné par un travail difficile quant à la charge émotionnelle et l’investissement qu’il implique

Pourtant, il me semble que c’est prendre le problème à l’envers : peut-être que penser une démarche QVT pour le terrain consisterait d’abord à challenger cette culture à l’oeuvre dans le secteur tout en encourageant la conscience de soi et en exhortant les travailleurs humanitaires à se responsabiliser quant à leur prise en charge émotionnelle, leur santé mentale et physique, et donc leur bien-être… Les effets de « la fatigue de compassion » caractéristique de la relation d’aide ou l’impact du stress sur la santé mentale des « aidants » sont désormais notoires et c’est bien là le paradoxe de ce type de fonctions : il est vite arrivé de s’oublier dans le travail, dans ce lien qui lie l’aidé à l’aidant du fait de la responsabilité que le second croit avoir vis à vis du premier. Or tout aidant ne sera efficace pour l’aidé que s’il sait d’abord se prendre en main et se ménager (car l’aidant qui s’oublie risque le burn-out et ne pourra plus à moyen-terme aider quiconque sinon lui-même, s’il est encore en état de le faire…) Pourtant, il est encore assez rare de voir sur le terrain les acteurs prendre soin d’eux ou mettre un semblant de barrière entre leur environnement et ce qu’ils sont prêts à donner d’eux-mêmes, et ce, notamment parce que ce n’est nullement encouragé ni voire permis ni par leur supérieur hiérarchique, ni par les organisations elles-mêmes. Il est encore souvent mal vu en effet que de vouloir respecter des horaires décents ou envisager prendre du temps pour soi dès lors que l’on est en mission…

« En plus, moi je bosse beaucoup, mais je suis pas sûre que j’aurais eu le choix de bosser moins honnêtement, même si c’est aussi un trait de caractère… Quand je suis en mission, c’est vraiment comme si j’étais en apnée. C’est pour ça que la seule solution, c’était de partir. J’aimais vraiment mon boulot. Mais la seule solution pour prendre du recul et sur le boulot, et sur le secteur, et sur la vie en général, c’était de me barrer (…) J’ai jamais vraiment réussi à prendre soin de moi. Même dans des contextes où les conditions le permettent. Moi, je me coupe de ma vie en toute circonstances, même à quatre heures d’avion de chez moi.»

 
 
 
 

Le psychologue américain Robert Karasek a établi un questionnaire de mesure de stress au travail qui permet d’évaluer les risques psychosociaux inhérent à un emploi ou à un environnement professionnel donné, avec l’intention de montrer comment ces risques contribuent à détériorer la motivation des employés qui y sont exposés. Celui-ci met en avant trois composantes du travail qui rentrent en compte dans le bien-être (ou mal-être) au travail: La demande psychologique (rapidité, intensité, manque de temps, quantité de travail à traiter, ordres contradictoires, concentration, morcellement des tâches, imprévisibilité et dépendance vis- à-vis des autres), l’autonomie ou la latitude de décision (prise de décision, liberté d’organisation, marges de manœuvre, diversité des tâches, utilisation des compétences, développement des connaissances, des compétences et de la créativité) et le soutien social dans le travail (aide et soutien managérial/soutien vertical et des collègues/soutien horizontal dans le travail).

Si l’on se penche sur les caractéristiques du secteur humanitaire, de ces trois aspects, autant peuvent être source de bien-être que le contraire. Si la demande psychologique est souvent inhumaine, la latitude et l’autonomie peuvent compenser, surtout lorsque le soutien social est présent.

Certes, nombreux sont les facteurs de stress sur le terrain : insécurité, conditions et horaires de travail, vie d’équipe, charge de travail et pression inhérente au travail lui-même, niveau de responsabilité, conditions de vie, absence de distraction, risque sanitaire, isolement, adaptation au contexte (choc culturel), relation avec les autorités locales, problèmes logistiques, problèmes RH et j’en passe… Pourtant, lorsque l’on sonde les motivations, rien n’est plus épanouissant pour les humanitaires que d’avoir la sensation même fulgurante d’avoir eu un impact aussi infime fut-il. Plus cette question du sens est préservée et tant que les valeurs sont nourries, la capacité des acteurs à accepter les contraintes reste particulièrement élevée. Il ne semble donc pas si inconcevable d’imaginer trouver des moyens de maintenir la flamme dans la durée…

« De manière générale, je dirais que toute action est quand même positive, malgré tout, des besoins y en a vraiment partout, franchement, tous ceux qui essayent d’apporter un soutien à des communautés, à des groupes, à des villages, à des quartiers, à des gens déplacés, des réfugiés, toute cette aide est honorable, après elle est plus qu’insuffisante…»

 
 

« L’action sur le terrain, elle est pour moi avant toute chose, symbolique. On va pas régler tous les problèmes du monde, on va pas mettre un terme au conflit, on va pas empêcher qu’une migration ait lieu, en revanche on va pouvoir l’accompagner, certaines actions vont avoir un vrai poids, une vraie valeur ajoutée… (…) Ça met la pierre à l’édifice, et c’est un travail de longue haleine, que ce soit en urgence ou en développement, derrière, le symbole, il est toujours là, il est prégnant. »

 
 
 
 
 

Envisager une démarche QVT à l’échelle des interventions humanitaires consisterait donc peut-être d’abord à challenger les pratiques et les mentalités quant à la façon dont les humanitaires doivent s’investir sur le terrain pour prévenir les risques et non plus les subir, tout en rappelant à chacun que pour autant dés lors que l’on traite de ces questions, la responsabilité des organisations ne se substitue pas à la responsabilité individuelle.

C’est également peut-être poursuivre l’effort de sensibiliser les managers à la gestion de l’humain pour que tous sachent investir dans les potentiels de leurs collaborateurs, pour qu’ils sachent développer leur intelligence émotionnelle plus que nécessaire dans un travail où l’affect a tant de poids et pour qu’ils puissent enfin devenir des managers porteurs de sens pour chérir cette notion si centrale dés lors que chacun se rappelle ce pour quoi il est là…

Néanmoins, encore une fois, révolutionner les croyances qui soutiennent la culture à l’oeuvre dans le secteur implique de favoriser l’évolution des travailleurs « en conscience » dans un secteur où l’on tend plutôt à les « anesthésier»…

À suivre…

 

 
(2) Peu de définitions en ligne, c’est dire si on en est encore aux prémisses de la réflexion. Le “Staff care” relève des pratiques mises en place par les organisations pour prévenir les risques psycho-sociaux quand le “Welfare” réfère davantage à la question du bien-être des salariés (ou nuance entre gestion RPS et QVT si l’on en revient au privé.)
 
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