De l’illusion à la clairvoyance, prévenir le désenchantement du travailleur humanitaire (9)

 

 

Vers la clairvoyance

La gestion du retour

Le retour est un moment particulièrement sensible pour les travailleurs humanitaires : d’une vie trépidante ponctuée de moments forts, rythmée par des journées, des semaines, voire des mois passés en apnée, d’une vie en collectivité avec peu de vrais moments de solitude, on se retrouve soudainement très seul et désoeuvré, à devoir se ré-acclimater à un environnement qui ne nous paraît plus si familier et à une vie qui peut sembler particulièrement terne et ennuyeuse.

Tout expatrié au retour se retrouve en situation de désidentification, extrait d’un système qui le définissait, il se trouve privé de ses repères, voire même d’une part de son identité.

En fait, il est victime de ce que l’on nomme le « syndrome du retour » (1) ou choc culturel inversé. Après quelques jours d’euphorie, il est frappé par le spleen auquel il faut ajouter la fatigue physique (ou décompensation) et ce fort sentiment de déconnexion avec l’environnement d’origine.

Dauvin & Siméant parlent également de la solitude du retour après des mois de vie en communauté, « cette emprise communautaire aboutit au phénomène unanimement constaté de réelles difficultés de réinsertion et d’adaptation au retour en France (…) la solitude du retour, la difficulté d’assumer à nouveau les tâches de la vie quotidienne dont ils avaient été déchargés, le retour à des hiérarchies oubliées et la fin de la prise en charge émotionnelle permise par la vie de groupe (…), l’incompréhension des proches…” (2). Barthold De Bierens De Haan parle lui de « retour à la trivialité » (3), décrivant les humanitaires comme des marins qui « sont bien des gens du départ et de l’abandon » (4).

« Au niveau perso, le temps qu’on n’a pas avec les gens qui sont en France, l’isolement de la mission, c’est une vie de marins… Quand on a quelque chose à laisser, on laisse, quand on n’a plus rien à laisser, on part sans, et puis on arrive pas à revenir, certains dérivent, d’autres continuent à naviguer cherchant un port d’attache, parfois il s’arrêtent dans un port et ils y restent tout le reste de leur vie, d’ailleurs, d’autres recherchent la plus belle aventure, la plus belle croisière et puis, certains comme moi, faisaient parfois des petites traversées, parfois des grosses bourrasques, des traversées plus calmes en rentrant à son port d’attache… »

Il y a donc déjà le deuil d’une vie très contextualisée à faire : dire au revoir à un pays où l’on ne remettra peut-être jamais les pieds, dire adieu à son équipe avec qui les liens tissés sont parfois extrêmement forts, dire au revoir à ses collègues devenus des amis avec qui on a vécu et partagé le quotidien pendant plusieurs mois, etc.

En outre, le retour laisse l’individu dans une forme de confusion identitaire. Comme on l’a vu, sur le terrain, tout l’encourage à se définir selon son travail : les plus jeunes vont construire leur identité sur la base de leur expérience, les autres se construiront une nouvelle identité plus en phase avec leurs valeurs, tous développant ainsi une plus forte estime d’eux-mêmes grâce à ce qu’ils vont être amenés à accomplir dans le cadre de leur fonction. Cette fusion entre rôle et identité est résumée par le complexe de la langouste élaborée par Vincent Lenhardt (5), quand l’individu ne se définit que selon sa fonction au risque d’en devenir prisonnier. Voilà pourquoi il importe tant de nourrir la conscience de soi pour bien se connaître, pour tâcher d’exister en dehors de son travail et pour que l’estime de soi ne repose pas que sur la performance dans la sphère professionnelle… Voilà pourquoi il faut être capable d’investir d’autres sphères de sa vie. Et si c’est certes une gageure à l’épreuve du terrain que de continuer à nourrir ses passions, il faut néanmoins savoir s’autoriser quelques activités récréatives…

Il est vrai que si le travail contribue à la construction de soi, le travail humanitaire va encore plus loin : il invite à se dépasser. Plus que nulle part ailleurs, à l’épreuve du terrain, l’individu est poussé dans ses retranchements, exhorté à devoir gérer des situations hors du commun, de prime abord insolubles, il se voit déployer des ressources insoupçonnées d’autonomie, d’adaptabilité et de débrouillardise et il en ressort enrichi d’une plus grande estime de lui-même.

« Ça m’a apporté de la confiance en moi, je me présente toujours, en disant mon cursus, c’est bac – 4, donc tu vois déjà je partais avec un handicap, j’ai fait plein de boulots pourris, (…) j’avais quand même une chance un peu limitée au début jusqu’à mes vingt ans pour me dire « tu peux avoir un avenir valorisant, un métier intéressant ». Pour le coup on te regarde avec respect, ça m’a posé dans la vie, quand tu pars de rien… J’suis cadre quand même, c’est pas rien, j’ai réussi professionnellement, ça m’a apporté ça clairement ».

Dauvin & Siméant admettent qu’avec l’expérience, c’est cela qui devient une motivation en soi, « ce désir d’autoréalisation qui transcende les discours » (6).

« Ça m’a apporté de la confiance en moi. J’ai un peu quand même testé la formule rien n’est impossible plusieurs fois sur des projets, cette espèce d’idée qu’avec de l’énergie, du travail, de la motivation, de la foi, on peut quand même soulever des montagnes. J’pense que ça m’a appris ça, y a beaucoup de choses que je ne me pensais pas capable de faire…»

Toute transition de vie peut s’apparenter à un cycle et rien de tel que la nature pour nous inspirer(7). S’il revient donc à chacun de gérer sa carrière comme il l’entend décidant de partir quand bon lui semble ou de résister à l’appel du large, accepter «l’hiver », c’est prendre le temps de faire le deuil de la mission passée et prendre aussi le temps de se reconnecter à soi pour laisser place au « printemps ». Et savoir qu’après l’hiver, vient le printemps, l’acceptation et le renouveau de soi, permet à l’expatrié au retour de mieux accepter la situation présente avant de pouvoir entrevoir le futur. Et si au cours de l’Hiver, il sait partir en quête de lui-même, à la recherche de son “for intérieur” ou de son “moi intime, indépendant de tout cadre social (8)”, la venue du printemps permettra l’émergence d’un soi authentique et pluriel qui ne se définit plus selon un aspect de son expérience de vie mais dans toute son essence.

Autrement, face au malaise éprouvé au retour, l’écueil est de là encore diluer cet état émotionnel soit dans une hyperactivité quelconque (fuir la solitude sous couvert de faire la tournée des amis qu’on n’a pas vus depuis un bail) soit via des comportements addictifs qui ne soulageront qu’à très court-terme… Sans accompagnement ou sans prendre la mesure de ce qui arrive, le risque ultime enfin est de vouloir repartir trop vite pour la simple et mauvaise raison de vouloir supprimer ce malaise…

Dauvin & Siméant mettent en garde contre la « volonté de repartir aussitôt sur une nouvelle mission qui peut parfois être la mission de trop, celle où le manque de motivation et la lassitude occasionnent un désintérêt croissant ou à l’inverse des prises de risques inconsidérées (9)». D’autant que les organisations qui emploient, souvent à cours de ressources, sollicitent les travailleurs ayant donné satisfaction bien trop vite avec de nouvelles offres d’emploi. (10)

« C’est une responsabilité à trois niveaux (managers, organisation, et soi-même). Au final ce que j’ai appris, c’est qu’on est seuls, le travail doit se faire par soi-même et le “prendre soin”, il est avant tout à notre niveau. Donc oui une organisation a une responsabilité de mettre en garde, d’alerter mais quand on rentre chez soi, à un moment donné on est tout seul, y a plus de manager, d’organisation et la responsabilité, elle est toujours individuelle. C’est plus facile à dire qu’à faire mais tout le monde a ses responsabilités, l’expat peut pas complètement blamer l’organisation, à un moment donné, il est aussi capable de dire, « stop, ca suffit et je rentre chez moi, » On reste responsable de soi-même. Y a une responsabilité de bienveillance. L’organisation a une responsabilité de structuration, et de cohérence du travail, après c’est à chacun de se responsabiliser. »

Derrière l’enjeu de repartir pour les bonnes ou mauvaises raisons, se cache l’épineuse question que l’humanitaire ne veut pas toujours se poser, « que faire après ça ? ».

Car si l’on peut prévenir le désenchantement dans la durée, il semble peu concevable pour autant que les travailleurs humanitaires consacrent leur vie entière à cette occupation. Tant que l’oubli de soi est encouragé et total, vie personnelle et familiale sont encore trop souvent compromises par la vie de terrain, les contraignant souvent contre leur gré à « se retirer ».

« Et après c’est vrai que je saurais pas quoi faire d’autre même si ça c’est un peu un truc par défaut. Donc les motivations de départ un peu idéalistes se sont transformées au profit de ben quand même, y a plein de choses qui m’intéressent et puis ça me motive quand j’y suis, j’m’y mets à fond et je saurais pas quoi faire d’autre, donc c’est un peu plus par défaut qu’avant, un peu plus réaliste et désabusé même y a quand même une partie de mes motivations qui sont toujours là. »

« Transformer la langouste en vertébré » c’est sortir de cette identification, former une identité qui ne soit pas uniquement définie selon sa fonction mais selon ce que l’on en a acquis comme expérience de vie, redéployable à l’échelle de toutes les sphères de sa vie, retrouvant ainsi un alignement avec son identité profonde, même loin du terrain. Grâce à l’introspection, en restant à l’écoute de soi, grâce à un accompagnement si nécessaire, il est possible d’entrevoir d’autres manières de nourrir les mêmes valeurs, cette carrière s’inscrivant alors comme un tremplin vers autre chose.

Et si le temps de faire émerger de nouvelles envies laisse souvent une impression amère à l’humanitaire en voie de reconversion, le contraignant à faire un saut dans le vide en regardant derrière lui avec nostalgie, il lui faut se dire que c’est plus qu’acceptable à un certain moment de sa vie de « s’être choisi » et qu’il reste riche de son parcours pour la vie.


(1) « Re-entry Syndrom », voir l’article de Pascale Blanchetiere, Resilience of Humanitarian Workers, A Path to Personal Development 2006, https://www.alnap.org/help-library/resilience-of-humanitarian-aid-workers. « Re‐Entry Syndrome is a psychological response experienced by many people returning home from field work in a different culture. After an initial couple of days of euphoria, many returned aid workers experience feelings of loss, bereavement and isolation. They feel that no one really understand what they have been through and what is more, people are not that interested. RES is a problem because people may turn to drugs and alcohol to ‘cope’, and this may also affect friends and family.»

(2) Dauvin P & Siméant J, le Travail humanitaire, p 103

(3) Bierens De Haan B, Sauveteurs de l’impossible, un engagement à haut risque, p 191

(4) Ibid p 185

(5) Vincent Lenhardt est coach et formateur de coach, auteur de plusieurs ouvrages. Sur le complexe de la langouste, voir : https://www.youtube.com/watch?v=irWbTxHi0v4

(6) Dauvin & Siméant, Op. Cit, p 157

(7) L’outil des cycles de vie de Frédéric Hudson (penseur américain, coach et professeur à l’Université de Colombia, fondateur du Hudson Institute of Coaching) consiste à aborder la transition comme un cycle de quatre phases illustrées par les quatre saisons : l’été correspond à l’alignement (on est porté par l’énergie et l’enthousiasme lors du lancement d’un nouveau projet ou d’une nouvelle activité), l’automne amène la désynchronisation (c’est le marasme, on déchante, on doute, il faut renoncer) l’hiver correspond à la phase de désengagement (après la séparation, il y a repli sur soi, le cocooning permettant de se retrouver), pour faire place au printemps qui amènera de nouvelles envies et le renouveau de soi.

(8) Lahire B, L’homme pluriel, la sociologie à l’épreuve de l’individu, Disponible sur : https://www.scienceshumaines.com/l-homme-pluriel-la-sociologie-a-l-epreuve-de-l-individu_fr_10644.html

(9) Dauvin P & Siméant J, Op. Cit, p 102

(10) “Organisations must also accept one needs time before going back to the next mission, and therefore leave some space for the aid worker to say ‘no’ to the next assignment without being penalized.” P Blanchetière, Op. Cit

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