De l’illusion à la clairvoyance, prévenir le désenchantement du travailleur humanitaire(5)

Prévenir la désillusion

Questionner les motivations

Mener une carrière en “conscience” où l’on se donnerait la liberté de faire des choix par soi-même requiert d’abord d’être bien au fait de ses motivations.

Nous avons vu comment le secteur humanitaire nourrit encore pléthore de mythes et de fausses représentations et semble aussi bien être victime de son image qu’en jouer.

Il semble qu’à l’origine de la motivation humanitaire, il y ait deux élans qu’il ne faut ni vouloir mesurer, ni entrevoir l’un par rapport à l’autre tant ils paraissent intriqués. Il s’agit de l’élan altruiste en tout état de cause d’abord et, celui qui tend vers soi en retour comme si l’on partait ailleurs aussi et surtout pour mieux se trouver

Il y a au départ une réaction, comme un sentiment d’inadéquation avec la société, le rejet d’une vie banale et routinière qui pousse vers cette quête de sens, notion chère aux humanitaires, nous y reviendrons. Mais loin d’être un non-choix ou un choix par défaut, il semble que cela s’affirme comme un acte militant en soi pour défendre « la vision romantique d’un monde plus juste où l’on se refuse à voir l’homme souffrir » (1). Dauvin et Siméant affirment que « servir la cause » apparait « socialement à un moment où le rapport au politique est plutôt désenchanté, comme la forme d’engagement par excellence» (2). La première source de motivation serait donc d’ordre moral, découlant d’un sens éthique fort, un acte militant poussant les individus à vouloir œuvrer pour un monde meilleur, une volonté de le  «réparer». Or, n’est-ce pas là d’emblée peine perdue ? Ne serait-ce pas déjà en dehors de toutes considérations opérationnelles, de ce côté qu’il convient de chercher les causes de la désillusion éprouvée une fois sur le terrain ?

Il faut cependant minorer cet élan motivationnel « tourné vers l’autre » pour le compléter par des motivations plus égoïstes, quant à ce que cela apporte en retour, en termes de développement, d’aventure et de « prestige ».

« Dans le monde actuel, c’est compliqué d’avoir un métier qui peut te permettre d’être en accord plus ou moins avec tes valeurs, c’est un métier qui a du sens, qui est reconnu socialement aussi. Quand tu rentres dans ton pays, y a quand même une image très positive du travail humanitaire dans la société. Donc voilà, j’étais content d’avoir pris ce chemin parce que c’était plus simple pour moi d’aller à la fête de l’huma, après, je m’y retrouvais. »

Car derrière l’aspect « sacrificiel » de l’engagement, dans ce sacerdoce, à travers ce don de soi, il y a un autre bénéfice recherché qui est de vouloir rompre avec l’absurdité de ce monde, cette recherche de sens, « ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme » dont parle Camus dans le mythe de Sisyphe (3). Hannah Arendt parle de la volonté de « pouvoir ajouter quelque chose de soi au monde commun » (4). Les impétrants à l’Humanitaire rejettent donc le marché du travail classique, souvent diabolisé, opposant à la vision antique du travail aliénant (5) un labeur noble qui ne cible pas le profit mais entièrement tourné vers l’humain, qui ainsi valorisé et valorisant, devient un « travail-plaisir ». Cela est une des raisons expliquant l’ergomanie (6) dont ils font preuve une fois sur le terrain et sur laquelle nous reviendrons. Tel Sisyphe, il faudrait donc « imaginer l’humanitaire heureux ».  « Nous ne sommes pas à plaindre », disent les « sauveteurs de l’impossible » dont parle Barthold De Bierens De Haan dans son ouvrage du même nom (7), reconnaissant la chance qu’ils ont de faire un tel métier et « des rencontres extraordinaires » dans des « situations si particulières » (8)

La motivation initiale n’est donc ni purement altruiste ou uniquement muée par la vocation de vouloir faire le bien et d’alléger la souffrance des bénéficiaires, ni purement opportuniste, visant la recherche d’expérience, d’adrénaline ou la volonté d’échapper à une vie routinière et conformiste. Dauvin & Siméant affirment que penser l’engagement selon l’un ou l’autre uniquement est caricatural, « la motivation égoïste est tempérée par le souci de rencontrer l’autre dans un rapport vrai » (9).

« Y a un besoin déjà de me sentir utile qui a enfanté un truc plus égoïste, le besoin d’aider, de pas juste chercher mon petit bonheur, parce que je le serai jamais comme ça (…). C’est un peu triste, c’est parce que y a des gens qui sont malheureux et que je peux les aider, ça me fait me sentir bien, ça donne un sens à ma présence sur terre, le fait de me sentir utile, c’est quelque chose de très important et c’est que ce secteur-là nourrit. (…) Y a un coté égoïste, on dit que l’altruisme, c’est de penser aux autres mais en fait, je pense un p’tit peu à moi en faisant ça puisque ça me fait du bien d’être altruiste… »

Si l’on s’intéresse aux théories de la motivation, Maslow et Herzberg affirment que l’Homme est motivé «de façon contingente » mais en lien avec les valeurs qui sont les siennes. Il y a donc comme une circularité, un balancement entre l’idéal égoïste de la réalisation de soi et l’engagement altruiste dans des causes qui permettent de se réaliser et de se transcender.  McClelland parle du besoin d’affiliation qui pousse les individus à collaborer plutôt que d’affronter la compétition (11), point également défendu dans les théories de l’engagement qui évoquent le besoin d’identification : « les gens n’agissent pas que pour obtenir des avantages personnels, ils participent à l’action collective pour disposer d’un cercle permanent de reconnaissance qui partage leurs valeurs et rend constante leur image d’eux-mêmes et contribue à rendre commune leur définition de la réalité » (12). En référence, enfin, aux théories de l’Analyse Transactionnelle, cela rappelle comme la motivation au travail en général et qui plus est dans les métiers liés à la relation d’aide, est animée par la recherche permanente de «strokes » (13) ou signes de reconnaissance amenant l’idée d’une estime de soi condamnée à être fluctuante et constamment mise à l’épreuve dés lors qu’elle repose sur la performance et les signes de reconnaissance que l’on en attend

Il faut noter tout de même qu’il y a chez les humanitaires une tendance à taire leurs motivations, comme un « tabou » autour de cette notion d’engagement. Que ce soit par humilité ou pour éviter de tomber dans des considérations personnelles, au risque surtout, de basculer dans l’émotionnel, ce qu’ils ont tendance à bannir, cette question est rarement évoquée sur le terrain. Barthold De Bierens De Haan le résume très bien : « à la question, pourquoi faites-vous cela, ils ne répondent pas, soit parce qu’ils n’aiment pas l’introspection, soit parce qu’ils disent en ignorer la raison ou qu’ils préfèrent la garder secrète. Plutôt agir dans l’urgence que de s’appesantir sur d’obscurs motifs… même si les langues peuvent se délier autour d’un verre (…) porteurs d’un secret qu’ils cachent soigneusement par pudeur, même à leurs proches.”(14)

Dans la mesure où les croyances à l’œuvre autour de l’action humanitaire prennent racine dans les valeurs individuelles et le sens que chacun a besoin de donner à ce monde et à sa raison d’exister, on comprend combien ces croyances devenues convictions, ancrent les motivations les plus idéalistes. Or, comme Barthold De Bierens De Haan (15) le dit, « plus les idéaux sont élevés au départ, plus la chute est grande à l’arrivée sur place, c’est bien le désenchantement », il parle de « perte de l’innocence », le désenchantement passant « par une relativisation de l’efficacité de l’action humanitaire ».

On voit comme cette notion de la motivation humanitaire est complexe et insaisissable, inénarrable, même, elle renvoie au fond à de plus vastes questionnements philosophiques sur la nature humaine. Loin de se contenter de dire que l’altruisme est foncièrement égoïste, il n’est du moins pas totalement désintéressé. Être au fait de ses motivations profondes aidera le travailleur humanitaire à désacraliser sa pratique pour ainsi prévenir une  éventuelle perte de sens à l’épreuve du terrain…

À suivre.


(1) Brauman R, Entretien avec Petit P, Humanitaire, Le dilemme, Textuel, 2002, p12

(2) Dauvin Pascal & Siméant Johanna, Le travail Humanitaire, les acteurs des ONG, du siège au terrain. Sciences Po. Les Presses, 2002

(3) Camus A, Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942

(4) Arendt H, les origines du totalitarisme, Le seuil, 1972

(5) Faes H, « Le sens du travail », Transversalités, 2011/4 (N° 120), p. 25-37. Disponible sur : https://www.cairn.info/revue-transversalites-2011-4-page-25.html

(6) De l’anglais Workaholism. Incapacité à s’arrêter de travailler à cause du puissant renforcement narcissique que produit le surinvestissement sur la réussite, la reconnaissance et le sentiment d’efficacité personnelle.

(7) Bierens De Haan B, Sauveteurs de l’impossible, un engagement à haut risque, Belin, 2005, Chapitre 3

(8) Ibid

(9) Dauvin P & Siméant J, le Travail humanitaire, Op. Cit, p154

(10) Louart P, Maslow, Herzberg et les théories du contenu motivationnel, Cahiers de la recherche, 2002, Disponible sur : http://www.e-rh.org/documents/wp_louart2.pdf

(11) Andrieux C. Les motivations d’accomplissement”et d’affiliation”. Recherches du groupe de l’Université de Wesley. In: L’année psychologique. 1958 vol. 58, n°1. pp. 133-146 Disponible sur : www.persee.fr/doc/psy_0003-5033_1958_num_58_1_26665

(12) Louart Pierre. Maslow, Herzberg et les théories du contenu motivationnel. Op. Cit.

(13) Signe de reconnaissance selon les théories de l’Analyse Transactionnelle

(14) Bierens De Haan B, Op. Cit, p 58

(15) Bierens De Haan B, Op. Cit, p184 & 187

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