De l’illusion à la clairvoyance, prévenir le désenchantement du travailleur humanitaire (3)

Focus sur la culture du secteur

L’acteur dissous dans le système

On trouve dans la littérature scientifique l’idée récurrente d’un effacement de l’individu au profit de la structure dans laquelle il évolue. Dans L’acteur et le système, Crozier (1) affirme que l’organisation obéit souvent à une « logique d’impersonnalité et d’isolement de l’individu ».

Dans ce sens, un autre aspect indirectement induit par la culture du secteur qui contribue fortement à nourrir les illusions des humanitaires correspond selon moi au sentiment d’appartenance qu’il cultive et requiert.

Nombreuses ONG françaises se réclament encore d’un modèle associatif bien qu’elles doivent pourtant désormais fonctionner comme des entreprises. Dans ce modèle, il y a non seulement un langage commun qui cimente l’identification au collectif mais également de par ses valeurs et la finalité des interventions, un fort sentiment d’appartenance à cette communauté quelque peu idéalisée, favorisant l’attachement à la structure qui emploie et une certaine « euphorie fusionnelle » (2) contribuant à la « mystique du groupe » (3) avec le secteur en général. Cela n’est pas sans aggraver la tendance des travailleurs humanitaires à surinvestir affectivement leur environnement, souvent en fusion totale avec lui le temps d’une mission mais livrés à eux-mêmes au retour… Comme dans une organisation «paternaliste », l’individu veut s’intégrer à tout prix, il veut « ressembler » à l’organisation, adhérer à ses valeurs et, pour ce faire, non seulement il s’adapte à la structure mais il va jusqu’à fusionner avec elleil se dissout dans le système où la conscience de soi endormie, on lui demande d’abandonner de son gré, une part de son libre arbitre et de ses choix de vie…

Les ONG ont  tendance à rassembler autour d’une culture fédératrice, « autour d’une religion (l’éthique humanitaire), d’un langage particulier (tutoiement)» (4). Erwan Queinnec parle d’une « culture d’entreprise paradoxale, à la fois individualiste et clanique, dont le résultat nous semble prendre la forme d’un engagement personnel généralement fort et court (…) tout concourt à ce que le volontaire se définisse, le temps de sa mission, en fonction quasi exclusive de son contexte d’intervention et de son association de rattachement» (5). D’où vient cette relation symbiotique qui se crée entre l’acteur et l’organisation au point que celui-ci s’oublie dans son nouvel environnement ? Et est-ce la structure qui phagocyte l’acteur ou est-ce celui-ci qui s’y abandonne ?

Dauvin & Siméant illustrent cette idée par le recours à un langage « ésotérique », « mélange de termes techniques, de sigles, etc… » et ils vont même jusqu’à parler d’un investissement affectif qui rappelle « celui à l’œuvre dans les institutions totales » (6). Barthold De Bierens De Haan, médecin psychiatre, longtemps engagé auprès du CICR, l’aborde en ces termes: « l’équipe va s’appuyer sur la culture d’entreprise, ce fourre-tout où l’on trouve pêle-mêle du leadership, des valeurs, des symboles, des mythes, des légendes, des sagas, des anecdotes, des croyances, des structures, des habitudes, des langages, des rites, des cérémonies, des règles sociales, des normes, des crédos, des philosophies de gestion, des savoirs partagés, des façons d’être ou de s’habiller, des déterminants inconscients, etc ». (7)

« C’est marrant parce qu’on parlait de symboles, on est dans un discours qui est très symbolique, la foi c’est lié très fortement à la croyance. Moi, je ne suis pas contre le fait de croire qu’aujourd’hui à l’heure actuelle, le travail humanitaire permet de mettre en place des bonnes actions. Y a peut-être des choses néfastes, mais dans l’absolu, y a aussi des choses très bien et ça, je les ai vues de mes propres yeux. Donc, non, j’ai pas perdu la foi mais je suis aussi moins lié au dogme et j’y crois sans être dans le monastère… »

Si certains humanitaires chercheront l’opportunité de mission la plus satisfaisante, que ce soit en termes de contexte ou de type d’activités mises en œuvre (même si cela n’est pas forcément bien vu surtout en début de carrière), d’autres pour leur part, n’hésitent pas à travailler plusieurs années pour la même organisation, par confort, ou loyauté, se sentant redevable à celle qui leur a donné « leur chance ». Quant à l’assimilation avec le secteur en général, les jeunes acteurs acquièrent assez vite le « jargon  » et se fondent rapidement dans le décor, se pliant aux exigences de leur nouvel environnement professionnel, comme condition sine qua non à leur bonne intégration. Les comportements sont ainsi stéréotypés, il faut vivre son engagement de manière « absolue » au risque sinon de se faire stigmatiser.

« Les premières missions, j’avais beaucoup la tête dans le guidon, je mettais du temps à comprendre (…) Mais au début, non aucun recul, tu fais ce que tu peux, tu bosses comme une malade, et puis y a des fois tu te demandes à quoi tu sers et puis t’es dans le flow, t’avances, parfois tu sors un peu la tête de l’eau mais ça s’appelle pas prendre du recul. Après, oui avec l’expérience, t’arrives à mieux te connaître, mieux connaître tes limites, tes capacités… »

Selon Dauvin & Siméant toujours, les raisons de cette « suprématie de l’affect » (8) dans la relation à la structure et à l’environnement découlent de la séparation totale que l’acteur a dû opérer avec son environnement d’origine pour arriver jusqu’ici. Un départ en expatriation implique en effet de littéralement larguer les amarres, il faut quitter son appartement (ou le mettre en sous-location), dire au revoir à ses amis, renoncer à un certain confort de vie, pour évoluer dorénavant dans un environnement où la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle est ténue, voire inexistante… Ils parlent également d’« impossibilité de la solitude » (9) . En effet, tout est fait pour ne pas s’entendre penser, l’acteur est soit au labeur, soit en train de vaguement se distraire avec ses collègues. À cela, ils ajoutent la question de la prise en charge totale de l’acteur sur le terrain qui ainsi, complètement assisté, n’a plus qu’à se consacrer pleinement à son travail : « il est alors possible d’exiger de lui davantage que de quelqu’un qui serait supposé prendre soin des aspects matériels de son existence quotidienne » (10).

Cette emprise de la communauté sur l’acteur n’est pas toujours perçue ou conscientisée par ce dernier mais cela contribue grandement à la complexité du retour lorsqu’il s’agit de retrouver une vie normale où il lui faut se reprendre en main, nous y reviendrons…

Crozier affirme enfin que « l’acteur n’existe pas au-dehors du système qui définit la liberté qui est sienne et la rationalité qu’il peut utiliser dans son action. Mais le système n’existe que par l’acteur qui seul peut le porter et lui donner vie, et qui seul peut le changer » (12)Rendre à l’individu sa « conscience » et son «autonomie », c’est donc reconnaître le rôle qu’il a à jouer dans la conduite du changement dans un secteur en perpétuelle transformation… Mais c’est aussi lui permettre de préserver son enthousiasme dans la durée…

À suivre.

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