De l’illusion à la clairvoyance, prévenir le désenchantement du travailleur humanitaire (10)

Conclusion

Nombreux facteurs peuvent donc être à l’origine du phénomène de désillusion ou désenchantement qui frappe les humanitaires : la réalité est bien moins romantique qu’elle n’y paraissait de loin, plus éprouvante aussi, le travail en lui-même est plus ingrat, de plus en plus administratif et protocolaire. Le secteur n’a plus rien d’associatif, dorénavant marqué par les exigences de la professionnalisation et régi par la logique de marché qui met à l’épreuve l’éthique humanitaire et les motivations altruistes de certains.

À la longue, on se retrouve malmené dans ses valeurs et submergé par les exigences du métier, celles de l’employeur, de la hiérarchie, des bailleurs (etc) et dans l’incapacité de «s’économiser » pour assurer une performance maximale, encouragé par la culture du don de soi qui prédomine dans le secteur. Ainsi, tout contribue à ce que l’on se voue à la cause corps et âme, ce qui à la longue aura raison « des plus faibles » (par là, je parle des moins “solides”, les moins “ancrés” ) et de leur motivation. D’autres, plus clairvoyants sur leurs motivations « plus égoïstes », pour les avoir admises et conscientisées verront celles-ci avec le temps, nourries et même transcendées.  Ils apprendront à mettre en place des garde-fous, à mettre à profit les périodes de repos entre les missions pour mieux digérer leurs expériences et ainsi se préserver dans la durée.

C’est donc bien ce travail d’ancrage que j’invite à faire. Être au fait de ses motivations, construire un projet mûri, et prendre le temps de nourrir son être, ses valeurs, ses besoins, cultiver le sens de soi en somme, en dehors de sa fonction ou de ce rôle dans lequel on projette souvent beaucoup de choses. Ne pas faire l’impasse sur cette “écologie intérieure”, c’est s’assurer d’être responsable de sa trajectoire pour éviter les déconvenues.

Avant de se penser indispensable pour autrui, il faut savoir être présent à soi, ne pas à l’inverse “se détourner” de nous-mêmes pris par une occupation qui nous apparaîtrait plus noble. Car l’on sera toujours contraint de revenir à soi alors autant bien s’y sentir et même y investir que ce soit par notre développement ou notre épanouissement. C’est bien de notre aptitude à créer ce dialogue interne et préserver cette connexion à soi que dépend notre capacité à faire face aux contraintes de notre environnement et à en ressortir positivement transformé… À condition donc de rester en contact avec cette partie de nous-mêmes qu’on aura parfois laissé tomber un temps, entre idéaux et chimères.

Rony Brauman (1) dit qu’il faut accepter l’éphémerité de la motivation humanitaire, « la disponibilité mentale et physique que demande l’action humanitaire finit chez la majorité des gens par diminuer, les réserves d’indignation, d’énergie, de compassion qui sont nécessaires ne sont pas inépuisables, et ceux que l’épuisement gagne devienne des bureaucrates ou technocrates de la charité ».

Prévenir le désenchantement, c’est donc peut-être surtout le moyen de se préserver dans la durée et de faire des choix en conscience pour vivre au mieux le nombre d’années que l’on souhaite y consacrer, choisir de poursuivre ou de transposer alors ses valeurs et compétences au service d’une autre occupation. Prévenir le désenchantement, c’est donc avant tout s’offrir la liberté de ce choix.

Ayant pour ma part évolué dans le même système pendant de nombreuses années, j’en connais les rouages, les spécificités, les contraintes et cette réflexion m’a permis de rendre intelligible un certain nombre de difficultés que j’ai pu moi-même éprouver tout au long de mon parcours sans toujours pouvoir les nommer. Si le secteur est en profonde mutation comme il l’a toujours été, ce sont les “révolutions” intérieures et la responsabilisation de chacun qui permettront un vrai changement systémique. Tous les grands enjeux du secteur sont intrinsèquement liés à la question du leadership ou tributaires de la capacité de ceux qui mènent à se questionner, s’ajuster, inspirer, grandir et faire grandir…

Enfin, c’est bien la capacité de tous à se prendre en main et à développer une réflexion introspective qui permettra à chacun de préserver son libre-arbitre et de « nourrir la flamme » même dans cette nouvelle ère de l’action humanitaire.

Car même si l’on accepte l’idée que la motivation humanitaire peut s’essouffler, partir ou rester, le choix nous appartient toujours. Et, c’est d’abord, par ce mouvement vers soi-même que l’on peut ensuite mieux tendre vers l’autre, clairvoyant sur nos intentions et sur l’humble contribution que l’on peut mettre au service de cette noble cause, tout en gardant toujours les pleins pouvoirs sur notre destinée…


[1] Brauman R, Entretien avec Petit P, Op. Cit, p 75

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